Un article de Marc Hyland
sur la création musicale au Québec

Paru dans la revue Liberté, numéro 275/276
paru en mars 2007
Disparaître? Marc Hyland (2007)
Le Québec est divisé, excepté quand il chante.
Félix Leclerc
   
Quand on est dans la merde jusqu’au cou, il ne reste plus qu’à chanter.
Samuel Beckett
D’abord une vision, un credo, fût-il naïf : À très très très long terme, l’humanité pourrait n’habiter qu’un seul pays global, chaque peuple, race et culture devenu présent partout par unions inter-ethniques et déplacements des populations : ex-japonais à Venise, ex-hindou au Liban, ex-québécois à Las Vegas (déjà...). Ce bouillonnement perpétuel et omnidirectionnel de migrations forcera l’humain à relever le défi suivant : arriver à une coexistence non violente dans l’acceptation profonde de toutes les cultures réunies sur la terre, un autre pas vers la création d’une conscience universelle, peut-être. (Patience...)

D’ici là, faut-il craindre la disparition du Québec? L’avenir verra plutôt sa transformation, inévitable comme celle de tout le reste. Que craindre? La perspective de voir le français au Québec devenir langue indigène et minoritaire a de quoi effrayer, mais le besoin fondamental de communiquer trouvera toujours son chemin à travers les langues et le québécois est très résilient au chapitre de la sienne, encore chargée d’échos anciens.

Ici : qu’est-ce et jusqu’où est-ce?
(Que reste-t-il de nos pays, que reste-t-il de ces beaux jours...)

Je ne crains pas tant l’avenir pour ce qu’il apportera que parce que nous pourrions ne pas savoir lui donner ce dont il aura besoin. Personne ne possède la terre mais le monde semble engagé sur la voie de la marchandisation totale et du capitalisme sauvage. Ce mouvement advient presque partout avec d’une part, croissance exponentielle des connaissances, technologies et richesses, et de l’autre, une augmentation comparable des inégalités, dans une colossale croissance démographique à long terme : comment créer un monde où sept et bientôt huit milliards d’être pourront tous évoluer dans des conditions de vie saines et décentes? Nous n’arrivons pas à le faire au Québec, comment y arriver à l’échelle planétaire...

Rêver encore
C’est aussi l’art « savant » qui nourrit le cœur et l’esprit des êtres mais la
« culture de masse et de divertissement » est évidemment plus répandue, en termes d’attention médiatique et populaire, de diffusion et de retombées globales. Comment s’en étonner? À la fin de sa vie, les quatuors et sonates les plus extraordinaires de Beethoven ont été accueillis dans l’indifférence et la résistance, jugés trop abstraits, mais font aujourd’hui le bonheur des interprètes et des adeptes de musique de chambre, sans pour autant plaire à tous les mélomanes... Toutes les œuvres ne sont pas destinées à tous les êtres. Tous les amoureux de Jean-Sébastien Bach n’écoutent pas nécessairement son Art de la fugue, mais imagine-t-on que l’humanité serait privée de cette œuvre parce qu’elle est moins accessible et moins populaire que les Concertos Brandebourgeois? Voilà pourquoi les instances gouvernementales (et parfois privées) participent encore au soutien de la création plus « pointue » et doivent continuer à le faire. Mais ne sera-t-il pas de plus en plus difficile de convaincre de futurs fonctionnaires de la culture n’ayant reçu aucune éducation musicale à l’école qu’il faut subventionner les orchestres, les interprètes et la composition de nouvelles oeuvres?

La culture « savante » doit-elle être à ce point tenue à l’écart des médias et de la population dans son ensemble? Avec la disparition progressive de l’enseignement de la musique et des arts à l’école publique, si capital pour l’éveil des sensibilités et des intelligences, les nouvelles générations risquent fort d’être privées d’une connaissance, même sommaire, des réalisations artistiques les plus fortes de l’histoire humaine, si se maintient cette tendance à ignorer ou minimiser tout ce qui a une certaine densité ou plus de quelques décennies d’âge historique ou pire encore, ce qui semble n’avoir pas d’application immédiatement rentable...

Et pourtant, dans un mystérieux équilibre relatif et précaire, la danse contemporaine, la poésie, les arts visuels et la musique d’aujourd’hui continuent d’évoluer tant bien que mal dans des mondes souterrains, à peu près invisibles/inaudibles, financés par bouchées de pain, en contrepoint des cultures de masse plus visibles et déterminées par seule « consensuallité », goûts du jour et de l’heure, tendances privilégiées par les médias pour leur pouvoir attractif et leur rentabilité, comme les succès de mass(u)e des phénomènes de la musique pop ou du cinéma. Mais tous les arts ne peuvent et ne sauraient susciter de tels engouements populaires. S’ils doivent le faire, cela fait encore redouter le rouleau compresseur de la Wal-Martisation et de la pensée unique. Heureusement un médium comme le Web permet désormais potentiellement de proposer en ligne des œuvres hors-normes et moins « grand public » – CD, livres, films, photographies, etc. - à de nouveaux publics plus spécialisés partout dans le monde, pour qui sait utiliser cet outil révolutionnaire et démocratique.

Quelque part à l’intérieur du ventre de toutes les sociétés, les musiques d’aujourd’hui, « contemporaines » (au sens de musiques de concert de traditions classiques), survivent, émanant de terres réelles et rêvées que la langue et l’oreille ne reconnaissent pas encore ou si peu. Au Québec, la situation est paradoxale, d’une part un nombre toujours croissant de compositeurs et d’interprètes sensibles et fertiles, d’autre part des médias à peu près (de plus en plus?) muets à l’endroit de créations pourtant raffinées, généreuses et abordables : pourquoi cette indifférence médiatique à l’endroit de pans entiers de création? La loi du nombre, du commun dénominateur, argument massue invocable dans la structure capitaliste ambiante?

Nous avons fait le chemin pour d’autres arts, tout le monde connaît les figures consensuelles que sont devenus Anne Hébert, Riopelle, Gaston Miron, Jean-Paul Lemieux (je m’en tiens ici à des disparus). Mais en musique de concert? Le pianiste Alain Lefèvre, rare figure du monde musical local à être sollicitée par les médias, travaille avec succès depuis plusieurs années à réhabiliter la figure du compositeur postromantique André Matthieu (1929-1968), dont il interprète et enregistre les œuvres. Le langage traditionnel de ce compositeur n’est sans doute pas étranger à son choix. Et qu’arrivera-t-il de la musique de son père Rodolphe Matthieu (1890-1962), tout aussi intéressante, plus novatrice, déjà enregistrée par le pianiste Réjean Coallier? Comment se fait-il qu’après le décès du compositeur québécois André Prévost (1934-2001), l’OSM n’ait trouvé à jouer en guise d’hommage que l’Adagio de Barber (un compositeur américain!) alors que Prévost a écrit des œuvres pour cet orchestre? Que dire du silence de nos deux orchestres après le décès cet automne de Clermont Pépin (1926-2006), remarquable symphoniste? N’y aurait-il pas eu lieu de souligner par un concert le vingtième anniversaire de la mort de Serge Garant (1929-1986), compositeur/chef et pionnier crucial de la modernité musicale au Québec? Étrangement, c’est la figure tragique de Claude Vivier (1948-1983) qui survit le mieux à sa disparition, sa musique étant jouée en Europe et reprise ici à l’occasion.

Sur une note plus espérante, nous pouvons nous réjouir de l’arrivée de Kent Nagano à la tête de l’OSM, sa foi en la nouvelle musique étant manifeste, avec celles des Walter Boudreau, Lorraine Vaillancourt, Véronique Lacroix, trois chefs d’ensembles vigoureusement dédiés à la nouvelle musique. Le Québec est riche de compositeurs mais aussi d’interprètes, comme les quatuors Molinari et Bozzini, la Société de musique contemporaine du Québec, le NEM, ainsi que de nombreux solistes comme Brigitte Poulin, Louise Bessette et Marc-André Hamelin. Quant à la critique musicale...

L’oreille nord-américaine serait-elle fondamentalement moins souple et audacieuse que son œil, libéré depuis longtemps par des figures comme Picasso ou Jackson Pollock? Aux musiques plus abstraites manquerait le pouvoir de l’image, seule preuve du réel admise aujourd’hui? L’art musical n’a-t-il pas aussi le droit d’être en évolution, comme les sciences, l’architecture, la philosophie? Ou y a-t-il une limite au-delà de laquelle votre abstraction n’est plus recevable? Cette limite, si elle existe, n’est-elle pas aussi en constante évolution, comme les pays et les traditions?

À défaut de critiques, il faut des communicateurs éclairés et passionnés pour jeter un peu de lumière sur les nouveaux chemins de la musique. Une femme comme Maryvonne Kendergi (1915-), par exemple, professeure, pianiste et extraordinaire communicatrice spécialiste des nouvelles musiques et des compositeurs contemporains, a fait énormément en ce sens à la radio de Radio-Canada, au vingtième siècle, alors qu’il était encore possible d’y avoir un créneau horaire pour la musique contemporaine, de diffuser des interviews avec des compositeurs (inimaginable aujourd’hui), d’avoir un discours «spécialisé» sur un sujet sans être taxé d’élitisme, bref il nous faut regretter ce vingtième siècle... Dans la presse écrite, heureusement, un chroniqueur passionné comme Réjean Beaucage fait presque figure de solitaire en pondant des pré-papiers invitants et informés sur des événements musicaux, en réservant une large place à la nouvelle musique. D’autre part, pour qui veut découvrir et entendre, le Centre de musique canadienne, sis rue McGill à Montréal, abrite une impressionnante collections de manuscrits, de partitions et d’enregistrements disponibles au public.

Le Québec est à la fois frileux et moderne, nostalgique et aventurier, mais son passé manque à sa mémoire vive. Où va la création musicale au Québec? Dans le perpétuel puits du présent, gigantesque oreille amnésique... Consolation hypothétique, toutes ces partitions restent et pourront ressurgir un jour, avec un peu de chance et quels geysers formidables ce sera! Si autant d’artistes remuent le Québec, c’est que le sentiment d’identité, encore instable, reste à circonscrire et que sa définition progressive trouve (aussi) ses voies par l’imaginaire. Si, comme certains le pensent, le Québec se meurt, il faut admettre qu’il chante quand même beaucoup. Le québécois, être divisé, bi-polaire fonctionnel en perpétuelle remise en question quant à sa place dans le monde, se trouve enfin lorsqu’il chante, pour reprendre le mot de Félix. Mais pour se propager, l’onde sonore requiert un milieu communiquant, une atmosphère à traverser pour atteindre l’autre. Sans ce milieu propice, l’objet sonore reste inaudible et isolé. Mais s’il n’y a personne dans la forêt pour y entendre le musicien, y a-t-il musique?