Aujourd’hui, demain, hier, je marche en toi Montréal, mon royaume, dans les artères de tes avenues jusqu’à ton cœur gros comme une montagne. Dans les détours infinis des organes de ton corps et de ton système circulatoire se déplacent les corps et les pensées de tous tes sujets, parce que toutes les villes de la terre sont des reines et que nous tous ici t’appartenons. Ce que je vais raconter dans ces pages n’est qu’une seule des manifestations de ta poésie, cet ordinaire miraculeux qui est le tien à chaque jour pour qui ouvre les yeux à travers tes foules, ton soleil, tes brumes, tes graffitis, tes musiques, tes orages, tes morts, tes amours, tes bourrasques blanches et tes paysages figés par la lune.

À travers les saisons, je vis en toi, me promène en choisissant souvent tes ruelles bancales et sauvages. Parce que c’est là qu’est la face cachée de ton corps officiel et que c’est là que je trouve ton être intime, derrière la prétendue vraie vie des rues et des avenues avec leurs mouvements communs qui alimentent la vie productive, fonctionnelle, régulée et toujours pressée. Derrière les façades de tes maisons, c’est une autre existence qui prend son temps jusqu’à l’arrêter parfois. Comment ne pas s’immobiliser quand on a atteint la vitesse des ruelles et qu’on commence à voir, à sentir, à entendre autre chose que la bande passante gris sale des voitures et engins de toutes sortes? C’est ici que commencent les découvertes, des bouts de conversations qu’on n’est pas censés entendre, des senteurs de repas où on n’est pas invités, des balcons inouïs, des feuillages verdoyants aussi étonnamment généreux qu’ils sont cachés. Et des papiers qui traînent par terre avec des histoires. Tout est déjà là, il suffit de regarder... Tiens, en voici un, alors que j’entame une promenade dans la ruelle qui borde la fenêtre de ma chambre. Une seule feuille de papier pliée minutieusement. Elle a attrapé le regard et s’impose dans la lumière de l’après-midi comme le ferait une lampe allumée la nuit dans une forêt. Le ciel a beau être irrésistible, je ne vois qu’elle, blanche, un peu tachée, en plein milieu de ce passage ouvert aux passants et aux rares automobilistes qui voudront s’y aventurer, entre dos d’ânes, vélos, enfants et autres lunatiques et soleilleux attirés par son calme et ses charmes. Je ramasse donc la feuille manuscrite et lis. Il s’agit probablement ici de la graphie d’un homme mais le plus souvent ce sont des impressions d’ordinateurs, asexuées, la copie dactylographiée étant devenue rarissime :

C’est l’histoire d’un endroit précis dans une certaine ruelle de Montréal où des gens choisis emmènent leurs animaux domestiques parce qu’ils savent qu’une fois qu’ils auront déposé leur animal sur une certaine souche d’arbre, leur seront allouées exactement trois minutes pendant lesquelles ils pourront entendre leur animal leur parler. Depuis que ce rituel a lieu, on voit des gens fondre en larmes ou même s’évanouir en entendant ainsi s’exprimer leurs animaux de compagnie : plaintes diverses et détaillées, déclarations d’amour fou, demandes de séparation, tout est possible, et à quel prix ce petit miracle a-t-il cours... Combien de couples humains/animaux ont-ils trouvés là leur fin et combien d’autres n’ont pas su comment continuer leur compagnonnage une fois cette brève et soudaine expression verbale interrompue? Et pourquoi les magnétophones avec lesquels on a tenté d’enregistrer les propos des animaux restent-ils silencieux après coup, lorsqu’on tente avidement d’en réécouter les captations?

Le texte finit ainsi. Je regarde autour. Est-ce que je me trouverais près de cet endroit précis dans une certaine ruelle de Montréal? Qu’est-ce que la chatte de mon ami dirait bien, elle, si elle était invitée à parler à son tour? Continuons notre petit chemin. Tiens, là sur la gauche. Cette fois il s’agit d’un morceau de papier visiblement déchiré dans un moment d’urgence pour noter ce qui suit :

Un protagoniste, au moyen d’un petit appareil, peut lire la condition médicale intégrale des gens qui se trouvent près de lui. En pointant ce gadget vers le corps de n’importe qui, il obtient un diagnostic sans faille qui apparaît en toutes lettres sur un petit écran intégré : cancer, troubles hormonaux, pneumonie, hépatite, virus, malnutrition, jusqu’aux problèmes psychologiques, l’appareil voit tout et dit tout. Comme il n’existe qu’un seul de ces appareils dans le monde entier, son existence fait vite les manchettes et on interroge son détenteur pour savoir qui l’a mis au point. Les gouvernements aux prises avec d’énormes coûts sociaux reliés à la santé publique veulent en faire des copies pour

Le texte finit là-dessus. En faire des copies pour ... remplacer les médecins peut-être? Quelle idée charmante. Chacun son petit appareil et pourquoi pas une version améliorée qui divulguera du même coup la composition des médicaments bienfaiteurs? Et quant à y être, ajoutons une micro-usine à médicaments portative! Soyez votre propre guérisseur!
(Qui fera les chirurgies?) Nous voilà égarés.

Tiens, deux promeneurs approchent en sens contraire. Ils se tiennent par la main, leurs corps bienheureux se meuvent lentement et tendrement avec cette énergie et cette relaxation typiques aux êtres nouvellement conquis, lorsque le sentiment océanique est partagé bien sûr... Pourvu qu’ils n’aient pas la même intention que moi, parce que droit devant, entre nous, repose une page propre qui prend l’air sur une touffe d’herbe. Les tourtereaux passent près de la feuille convoitée sans même ralentir au passage. Ah, l’amour… Comme le document est immaculé, sa perte – à moins qu’il ne s’agisse d’une dissémination volontaire – date probablement de ce matin et son auteur(e) est peut-être tout près lui(elle) aussi, caché(e) derrière quelque fenêtre à attendre, pour voir de ses yeux celui ou celle qui tirera son idée de l’oubli.

J’arrête et lis :
en labeur de solitude qui désire la pluie
où arrête le vent où commence la tempête?
droit décembre scelle la terre dans un pacte muet avec la fenêtre
les branches de l’arbre enneigé et excité par le vent se cabrent comme des chevaux
l’éternité pour cet instant


Un poète… Je décide de continuer vers l’est et ses splendeurs mais pour ça, il faudra faire un bout de chemin sur l’avenue. Ici, le bruit est touffu et aussi dense que les regards sont fuyants. Une fois à destination, sous un ciel qui égrène distraitement des nuages blancs appétissants comme des meringues, la ruelle que j’attendais tend enfin ses bras chauds, ses couleurs rafistolées et de mauvaises odeurs qui se transforment avant de faire place aux bons parfums d’un restaurant du coin. Là, aux pieds d’un cuisinier en pause, j’ose cueillir une page fripée en m’excusant, avant de presser le pas et contre moi cette page imprimée sur ses deux faces :

dans ce monde-là, à venir, les êtres n’utiliseront plus les mots pour communiquer entre eux, le langage aura été banni des bouches qui ne serviront plus qu’aux fonctions vitales sexuelles et de nutrition, dans un silence généralisé traversé de cris, de gémissements et de râles, une sorte de régression du monde digital moderne au monde préhistorique, à une condition d’avant le langage. Un tel monde est déjà concevable, où les êtres auront à peu près complètement cessé de communiquer entre eux par la parole et relieront désormais les fils de leurs existences en ayant recours à divers médiateurs (vidéos, écrits, courriels, textos) ainsi qu’à une technologie encore inconnue. En effet, comme dans les bandes dessinées, c’est au moyen de phylactères que pourront s’échanger des informations que chacun lira au-dessus de la tête de son ou ses interlocuteurs. Dans ces bulles, les pensées et les émotions du sujet émettant seront condensées et formatées pour tenir en formules simples et choc. Comme horizon sonore, il restera les bruits de la vie courante, devenue assourdissante par prolifération des voitures, machines, motos, mécanismes et musiques d’ameublement. Mais à ce capharnaüm, heureusement, s’ajouteront parfois des déflagrations étrangement émouvantes, qui se produiront uniquement lorsque les êtres connaîtront des impulsions de désir particulièrement fortes pour d’autres êtres. Dans ce monde-là, le bruit aura fait taire la voix humaine mais il restera ces moments uniques, des instants de grâce qui rachèteront toute la bêtise et la dureté de ce régime automatisé qu’il faudra encore accepter. Je me dis que ces bouts de texte ont des airs de fin du monde, comme s’il s’agissait de passages d’une même oeuvre d’anticipation. Quelques centaines de mètres plus loin, une autre page attend, avec quelques lignes seulement :

verser maintenant le plomb de l’amour dans la coque des mots
en grandes bourrasques encore glacées mars crache avril
la nuit étrangle une lune rouge qui se vide peu à peu de son sang
dans l’Amour existent toutes les Formes


puis plus rien. Un autre poète? Tiens, là-bas, une feuille quadrillée et dactylographiée, rarissime découverte! Sans doute un scientifique :
Un monde où tous les agriculteurs d’Amérique, d’Asie, d’Europe et d’Australie se rendent à l’évidence que leurs terres produisent beaucoup moins qu’avant, sans que leurs bons soins répétés – engrais, arrosages assidus, révolutions mécaniques et autres prières - n’arrivent à y changer quoi que ce soit. Le traitement chimique excessif imposé aux cultures aura lentement fait son œuvre de dégradation et semble les avoir asséchées, dépouillées de leur essence, sans compter la pollution grandissante des nappes phréatiques… Mais pendant ce temps, les terres de l’Afrique sont devenues étonnamment fertiles, jusqu’aux réserves d’eau douce qui se sont mystérieusement multipliées pour atteindre des niveaux records. Avec l’or blanc retrouvé et ses terres prodigieusement fécondes, le continent noir prend

Encore une page incomplète. S’agit-il là d’une idée de nouvelle ou d’un souhait de révolution? En marchant, je vois que la clôture multicolore d’une cour arrière est restée entr’ouverte, une sorte d’invitation nonchalante... Je franchis le seuil de cette barrière symbolique et monte les deux marches qui mènent au petit balcon du rez-de-chaussée. Sans trop surprendre, la porte d’entrée de l’appartement donne à voir la première pièce d’un intérieur négligé et probablement inhabité depuis quelques temps. Puis, sur la gauche, dans ce qui semble être un bureau, dépourvu de table mais où se trouve un piano droit, je m’immobilise parce qu’une musique se fait entendre, une musique de violon, sans accompagnement, une musique violente toute en syncopes, à l’arraché, dont je me demande d’où elle provient en questionnant du regard la pièce et les fenêtres. Rien n’y fait, la musique est présente mais sa source reste cachée. Les sons de la rue qui s’y ajoutent me rappellent le monde réel. J’aperçois par terre des feuilles de papier avec des notations musicales qui pourraient correspondre à la musique entendue, avec quelques mots griffonnés: une musique de violon, sans accompagnement, une musique violente toute en syncopes, à l’arraché. Voilà que les choses se corsent. Vaut mieux quitter les lieux et continuer. En rebroussant chemin, je constate que la musique a cessé dès l’instant où je suis sorti du bureau. Après avoir regagné la ruelle sans rencontrer personne, le cœur en syncopes lui aussi, je découvre cette fois sur la petite courbe d’un dos d’âne une page manuscrite à peine lisible, qui a visiblement connu la pluie d’il y a quelques jours :

À chaque jour, entre 16 heures et 17 heures, une femme sanglote tristement dans la petite cour gazonnée qui se trouve derrière chez elle. Après avoir tenté sans succès de savoir ce qui pourrait l’expliquer, ses voisins immédiats observent parfois dans un silence gêné cette manifestation de tristesse quotidienne étrangement ponctuelle. Depuis 46 jours, d’après ceux qui l’entourent, cette femme n’a pas prononcé un seul mot en présence d’autrui. Pendant cette heure-là, chaque jour, dans la ruelle, les oiseaux se taisent.

(Peut-être est-ce ici que viennent parler les animaux de tout à l’heure, à l’endroit où cette femme sanglote?)

Du coin de l’œil, une vingtaine de mètres au sud, j’aperçois un homme qui gesticule en tournoyant nerveusement autour d’un axe de quelques mètres au milieu de la ruelle. En se déplaçant vers le sud, il semble ensuite laisser tomber quelque chose de sa main droite. Anxieux, j’attends qu’il se soit éloigné et aie bifurqué vers la rue avant d’approcher l’objet.
C’est d’ailleurs la première fois que m’est révélée l’identité physique d’un(e) de ces auteur(e)s inconnu(e)s dont je découvre les fruits secrets dans les entrailles de Montréal. La feuille est ramassée en boule. En la défroissant comme on ouvrirait un cadeau, une graphie presque enfantine me rassure. Lire tout de suite ou attendre, voilà la question. Je décide d’attendre et de rentrer à la maison. Après avoir traversé l’avenue bruyante et retrouvé la ruelle où dort mon appartement, je presse le pas pour aller me réfugier sur le balcon et lire :

Ce serait l’histoire d’un gars comme moi qui se promène dans les ruelles de Montréal et cherche par terre des bouts de papier avec des histoires, en même temps que des bouteilles et des canettes vides qui pourront servir à acheter à boire et à manger. Un après-midi d’été, après une longue marche où il aurait découvert des histoires d’animaux qui parlent, d’appareils médicaux futuristes, de poèmes interrompus, de mondes où les gens ne se parlent plus, de continents transfigurés et de vagues quotidiennes de sanglots, il rentrerait chez lui et trouverait sur son chemin une dernière petite boule de papier qui lui raconterait tout ça…

Marc hyland, Tous droits réservés, © 2008,